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De l'importance des contes de fées

09/07/2022

De l'importance des contes de fées

Sur le site britannique “UnHerd”, la romancière Salley Vickers déplore l’absence des fées, des anges et des dieux dans la culture contemporaine.

Il y a quelques années, alors que je participais à la désignation du prix littéraire Man Booker Prize, un différend m’opposait régulièrement à un autre membre du jury. Nous nous entendions bien et partagions de nombreux goûts. Mais un sujet nous opposait : la question du réalisme. “C’est un conte de fées” était peut-être ce que mon confrère pouvait reprocher de pire à un livre. Ce à quoi j’objectais : “Et alors, où est le problème ? ”

Ces échanges n’étaient que d’aimables plaisanteries entre collègues, mais je disais tout de même cela sérieusement. Prenez l’opéra, la danse, la musique classique, le théâtre, la poésie – à peu près toute forme d’expression artistique – et vous trouverez de multiples histoires qui ne prétendent pas à une once de réalisme. Engelbert Humperdinck et son opéra Hansel et Gretel, le Château de Barbe-Bleue de Bela Bartok, L’Oiseau de feu de Stravinski, Le Casse-noisettes ou La Belle au Bois dormant de Tchaïkovski, La Reine des fées d’Edmund Spenser, La Tempête et Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare.

 

Alors pourquoi diable seuls les auteurs de littérature pour enfants auraient-ils le droit de parler de fées et de magie ?

 

Il existe bien quelques exceptions, mais, en règle générale, tout ouvrage évoquant les sorcières, les magiciens, les fantômes, les esprits et les fées est vu comme fantaisiste, pour ne pas dire saugrenu. Pourquoi ? Pourquoi ces thèmes, autrefois considérés comme des aspects intangibles mais respectables de l’existence, sont-ils aujourd’hui ignorés ou méprisés ?

 

J’estime que la perte de ces fictions révèle une perte plus grande encore, résultant de l’indéniable consolidation du règne de ce couple infernal “d’ismes” : le réductionnisme et le matérialisme. Il fut un temps où nous vivions dans un monde habité, où les humains étaient des créatures qui percevaient des choses, mais étaient également perçues par d’autres. Vivre dans ce monde signifiait vivre aux côtés de forces vitales échappant à notre contrôle, résistant à toute volonté humaine, rétives à toute prédiction tout comme à l’enfermement.

Peu importe de savoir si Shakespeare croyait à l’existence des fées. Il possédait dans son répertoire une idée de la fée qui lui permettait de mettre en scène l’irréductible folie de la condition humaine.

 

Les cultures qui nous ont précédés étaient plus extraverties que la nôtre. Ces réalités invisibles, que nous avons internalisées et que nous avons tendance à traiter au mieux comme des métaphores poétiques et au pire comme des troubles psychiatriques, étaient ordinairement pensées comme des présences extérieures, des formes imaginaires de vérités invisibles. Shakespeare vivait encore dans un monde où “le réel” n’était pas réduit au tangible et au matériel. Si intangibles soient-ils, un rêve, un souhait, une impulsion, un instinct n’en sont pas moins “réels”. On ne conteste pas la réalité d’un rêve. On peut s’interroger sur le sens du rêve, mais c’est un autre sujet. On ne remet pas non plus en question le caractère réel de la peur, de la joie ou de l’embarras. On peut dire que ces réactions sont irrationnelles ou inappropriées, mais là encore, à moins que la personne faisant état de ces sentiments ne mente, la peur et la joie sont de puissantes réalités pour le sujet qui les ressent, quelle qu’en soit leur cause.

 

La question n’est pas de savoir si les fées, les dieux ou les anges existent réellement. Les fées, les dieux et les anges peuvent, et même devraient, être pensés comme des manifestations de tout ce qui reste de mystérieux et d’inconnu dans un monde dont de multiples facettes ne nous sont pas aisément accessibles et représentent néanmoins des dimensions fondamentales, douées de sensibilité et occupant un certain espace. Penser le monde comme un assemblage de dimensions autres que celles que nous connaissons – potentiellement plus essentielles et plus sensibles que les nôtres – n’est pas seulement une expression de modestie mais une perspective singulièrement rationnelle.

 

Le philosophe et psychiatre Iain McGilchrist part de l’hypothèse que nous avons laissé l’hémisphère gauche de notre cerveau prendre le dessus – déconstruisant, délimitant et surexpliquant tout à l’excès, et nous laissant profondément seuls au milieu d’un monde dépeuplé et apparemment mort. Pour lui, l’hémisphère droit de notre cerveau, celui qui absorbe sans discrimination, le siège de notre intuition qui n’écarte ni ne juge mais observe du coin de l’œil au lieu de scruter le monde, cette partie de notre cerveau a vu son influence reculer dans notre culture. La culture s’est ainsi égarée, et nous avec elle.

 

C’est ainsi que le monde qui, en dépit de tous ses chagrins, paraissait sous la plume du poète Matthew Arnold “si divers, si beau, si nouveau” est devenu aujourd’hui “une plaine obscure balayée d’alarmes confuses de lutte et de fuite” – non parce que la nature du monde aurait changé, mais parce que notre façon de le percevoir a changé de manière si radicale et si décourageante. Cette évolution a signé la fin de l’émerveillement, la fin de la fascination du religieux et pire encore, la limitation de la palette esthétique. Si vous êtes aussi fondamentalement convaincu que moi que les arts repoussent les limites de l’expérience, et avec elles celles du sens, nous avons besoin d’un horizon plus vaste au lieu d’être plus étroit. Le fond de mon jardin est peut-être peuplé de fées, peut-être pas. Mais des yeux pénétrants pourront les discerner au fond de mon jardin imaginaire, et jamais je ne m’excuserai de cela.

 

Salley Vickers