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Pierre Loti et la mémoire des lieux

14/06/2020

Pierre Loti et la mémoire des lieux

Quels sont les lieux privilégiés d'un écrivain? La pièce où il écrit? le paysage où il rêve? les mots qu'il aligne?

Guylaine Massoutre*, forte de ses lectures et de sa visite des lieux, explore le paysage naturel et imaginaire d'un écrivain, pour rappeler que littérature et mémoire sont intimement liées.

Elle nous parle ici du monde de Pierre Loti.

 

*Guylaine Massoutre collabore régulièrement au cahier Livres du Devoir depuis 1997, principalement autour du roman français. Détentrice d’un doctorat en littérature québécoise de la Sorbonne, elle enseigne la littérature et le journalisme au cégep du Vieux Montréal.

 

(Illustration : l'écrivain dans sa maison de Rochefort - 1910)

 

Nulle ville française n'est plus austère que la cité militaire et protestante de Rochefort. Tout près, dans les marais, le port de Brouage, aujourd'hui en pleine terre comme Rochefort, vit partir un natif fameux, Samuel de Champlain. Mais ce fut La Rochelle qui l'emporta: elle seule s'ouvre toujours sur l'océan.

Rochefort ne compte pas seulement sur sa corderie royale pour attirer le passant. Derrière les murs anonymes d'une rue quelconque, se cache un bijou d'orientalisme, une maison de rêve dans laquelle un certain Julien Viaud naquit en 1850. Y enfermant sa mère, sa femme et son fils, il allait la quitter pour de longs voyages, au terme desquels il transformerait tout. D'abord son nom, qu'il doubla du pseudonyme Pierre Loti, puis cet invraisemblable musée, théâtre d'une vie désormais ni huguenote ni provinciale, celle d'un sympathique hurluberlu romancier, grand voyageur militaire.

Sur une photo de 1907, on voit le capitaine de corvette à Constantinople, où il vécut une piquante aventure amoureuse, lui qui aimait les hommes, avec une jeune épouse de harem, entrevue à travers des persiennes à Istanbul. Il avait alors 26 ans, un bel âge pour oublier le monde sur les eaux de la Corne d'or, caché sous un caftan et n'en sortant que pour se glisser entre les voiles d'une inconnue mutique. Audacieuse navigation.

Gide ne crut rien de l'affaire, mais Loti mystifia tout le monde. D'abord, il voulut se faire musulman, puis ramener la jeune personne à Rochefort, lui qui était marié. Est-ce pourquoi il embarqua sur son navire, vers la Vendée, en la laissant au port? Il lui écrivit, elle aussi, lui peut-être un peu moins emballé qu'il ne criera son chagrin. Car, quand il revint en Turquie, elle était morte. Il allait alors écrire Aziyadé.

 

Évasion

 

Dès sa première solde, il avait acheté des armes africaines, des masques polynésiens, des peaux de girafe. Imaginez sa mère, à Rochefort, chargée d'accueillir le bric-à-brac troqué aux indigènes. Elle voit la maison familiale étriquée dériver sur la vague de la fantaisie insondable de son fils. Il nomme la première pièce à devenir originale la Chambre océane. Et vient rapidement une seconde, la Salle turque.

Ce sont des lieux hautement colorés, qui disent l'enthousiasme de l'exotisme et la mélancolie du retour. Dans les petites pièces où il fait escale, il ressuscite les apparitions aperçues ailleurs, s'enivre de moments hors du commun, efface les contingences et le trop-plein de réalité familiale et sociale. L'astucieux personnage collectionne aussi les conquêtes féminines, il commande des repas extravagants, pour la meilleure société de l'entourage, et lance, très à l'avance, des soirées costumées, à thème. Insensé Loti! Il compose des saynètes pour enchanter ses invités. Et il se fait donner la répartie, sacrifiant aux rites de tel derviche, ayatollah ou seigneur médiéval.

«Les lieux où nous n'avons ni aimé ni souffert, écrit-il, ne laissent pas de trace dans notre souvenir. En revanche, ceux où nos sens ont subi l'incomparable enchantement ne s'oublient jamais plus.» Après son séjour à Tahiti, où il retrouve le passage de son frère mort, il aime les îles autant que sa maison natale. Cela donne Mon frère Yves. Mais il agit au contraire de Proust: ces lieux, il ne les transpose pas, il les importe et les recrée chez lui, quitte à en prolonger le souvenir dans de délicieux petits romans, auréolés de joie. Le Mariage de Loti, Roman d'un spahi, Pêcheur d'Islande.

Il possède maintenant un catafalque, des tapis, des sabres et des burnous, des chambres couvertes de mosaïque, des objets de mosquée, des lampes et ostensoirs, le narguilé sur le brocart, ses turqueries. Il se fait photographier dans de multiples rôles, en pharaon, en émir, en pêcheur breton, en mandarin chinois.

Sur fond de décadence et de volupté étourdissantes, plus amusantes que la chambre fanée de Des Esseintes, imaginée dans À rebours de Huysmans, le roman décadent par excellence de la fin du XIXe siècle, il se garde toutefois une chambre austère, digne d'un protestant. Là, une couche militaire et un broc d'eau rappellent la discipline, qui est aussi la sienne lorsqu'il écrit. Dans cette chambre, il a son bureau d'écrivain.

«Mon coeur est plus changeant qu'un ciel d'équinoxe», formulait-il en une élégante pirouette. Il disait tout en n'expliquant rien, avec art. Il charma Sarah Bernhardt, qui fit le voyage de Paris jusqu'à Rochefort, Anna de Noailles et tant d'autres; mais il leur donna de belles rivales, la mer, ou Blanche, cette épouse qu'il consigna au Salon bleu, entre les boiseries et le cristal, avec ses jours de réception et lui les siennes, tandis qu'il se retirait au Salon rouge, où il dormait en matelot, par terre.

Il n'y avait pas, bien sûr, de salle de bains; le jardin était étriqué et le mobilier authentique, parfois un manteau de cheminée gothique ou un vitrail médiéval, beaucoup trop imposant pour des pièces étroites, sans recul possible. Invivable, la maison de Loti, c'est sûr.

 

Caracolant maître de cérémonie

 

Mais il savait renouveler ses surprises. Il poussa l'exotisme vers le Japon. Il avait mis la main sur une importante dot apportée par l'épouse; ses droits d'auteur devenaient substantiels. Il ajouta des tapisseries d'Aubusson, fit disparaître les murs sous des boiseries gothiques, acheta des fenêtres à ogives dans une église en démolition et des pièces d'armure, bref il battit les antiquaires à la ronde et dégotta des merveilles. Le 12 avril 1888, il recevait, en manteau d'hermine, le Tout-Paris avec sa dame pour un repas Louis XI! Aux invités d'apporter leur gobelet d'argent. Ce fut une mémorable agitation de maison, au service et au menu exceptionnels, dans un espace grand comme un corridor.

Loti défraie la chronique, à tel point que ses extravagances font envie à Paris. Il a même fait transporter la tombe d'Aziyadé à Rochefort, mais certains flairent la supercherie. Il passe, en tout cas, pour une sorte de diplomate, un écrivain capable de parler en bien de l'Empire ottoman. Alphonse Daudet soutient sa candidature à l'Académie: on en demandera davantage à Yourcenar, plus tard! Mais, pour Loti, les Immortels font mine d'ignorer ses frasques dans les villes arabes, tout comme ses poses en tutu avec l'air canaille. C'est que, politiquement, il sert à écarter Maupassant ou Zola de l'Académie. Mais à peine élu, il ferraille tantôt contre les naturalistes, tantôt pour eux, tournant l'affaire — et même son élection — à la farce.

Puis, il achète une nouvelle maison, à Hendaye, au Pays basque. L'anecdote veut qu'il y ait fait murer les portes de son bureau et installé une corde lisse au balcon, par laquelle il grimpait dans son repère! Mais le hardi coureur d'aventures continue de sillonner les mers, accompagnant ses expéditions de textes enflammés. Comme Rimbaud, il se rend en Abyssinie et au Moyen-Orient. Sa langue s'épure dans Au Maroc, Le Désert, Vers Ispahan. Puis il découvre l'Inde, et il en retire L'Inde sans les Anglais; ces récits ont été réédités pour leur couleur locale et pour leur réel charme. Cela se lit toujours bien: Loti n'est jamais ennuyeux.

 

Capharnaüm

 

Après la mort de sa mère, en 1896, dont il épanche le chagrin dans Cette éternelle nostalgie. Journal intime 1878-1911 (La Table ronde, 1997), il continue à enrichir sa maison saugrenue de Rochefort. On y compte la Chambre arabe, la Salle paysanne, la Pagode (disparue aujourd'hui) et une superbe mosquée, le clou de l'édifice, si savamment divisée et recomposée, dans l'espace d'un mouchoir de poche, que vous y perdez rapidement le sens de l'orientation. Dans cette mosquée de son cru, le plafond de cèdre, déménagé avec d'infinies précautions d'une mosquée en démolition à Damas, imite celui de l'Alhambra; supporté par des colonnes de marbre, il abrite une fontaine intérieure. Des cénotaphes couverts de soieries orientales semblent attendre les célébrités dont les photographies, dans la salle d'à côté, hantent les lieux.

L'affaire Dreyfus éclate, et Loti, un peu plus sérieux que d'habitude, se range du côté de Zola. Mais il préfère se retrouver à Pékin, ce qui n'est pas banal au tournant du siècle, et vaut un salon chinois à Rochefort. Et soudain le voici au Japon, en Égypte, à New York même! Sa femme le quitte, exaspérée par ses frasques. Au bout de l'aventure, le petit homme aura fait dix fois le tour de la terre et publié une quarantaine d'ouvrages.

Il est enterré, en 1923, selon sa volonté, à Saint-Pierre-d'Oléron, dans la dernière demeure qu'il acheta et nomma La Maison des aïeules, dans l'île d'Oléron; une maison où il n'a jamais vécu. Sa maison de Rochefort, rue Saint-Pierre devenue rue Pierre-Loti, est aujourd'hui un musée municipal, qui offre des visites guidées. La promenade vaut, sinon le voyage, du moins le détour.

Proust aimait bien Loti, André Breton le traitait d'idiot, et le critique Edmond Jaloux, qui soutint Marguerite Yourcenar dès ses débuts, le trouvait humain.

Les romans de Pierre Loti ont été rassemblés en un volume paru en 1989, aux Presses de la Cité, coll. «Omnibus».